|
Pour les habitants d'Uummannaq, le fait majeur n'était pas
le retour du soleil, après la longue nuit polaire de plus de deux mois,
mais la formation de la tant attendue banquise. L'époque du traîneau à
chiens recommençait alors enfin... La mer avait complètement disparu car
elle était gelée depuis la mi-janvier. Les paysages étaient devenus encore
plus extraordinairement beaux. Difficile à décrire la banquise qui entourait
l'île d'Uummannaq : un immense champ de glace sur des centaines de km,
recouvert de neige, où étaient figés des milliers d'icebergs de toutes
les tailles et de toutes les formes. Le port, aussi, était gelé et les
bateaux immobilisés dans ou sur la glace. Tout était blanc autour de nous
: les hautes montagnes des nombreuses îles du fjord, les routes, chemins
et maisons de la ville comme la mer à perte de vue… |
Premières sorties en traîneaux sur la fragile
banquise |
Au début, il n'y avait que les pêcheurs-chasseurs professionnels,
connaissant la glace et où marcher, qui osaient s'y aventurer car tout
le monde était très conscient des dangers de cette glace fragile. Lors
de sa formation (deux semaines environ), la banquise est peu épaisse (quelques
cm) et les endroits d'eau libre sont encore nombreux. De longs canaux
(" aneq ") se forment entre deux plaques de banquise. Marcher dessus réclame
de l'expérience et une connaissance des différents types de glace. Car
elle peut alors craquer sous les pas et tomber dans l'eau glacial représente
un danger mortel. On ne survit que quelques minutes. Malgré la prudence
évidente dont firent preuve les Inuit, des accidents mortels eurent lieu
dans le passé. Beaucoup attendaient donc que la banquise épaississe. C'était
le conseil - presque l'ordre - que me donnaient mes nombreux amis. Pourtant,
je voulais y aller pour apprendre à connaître ces différentes sortes de
glace. Plusieurs fois, j'eus rendez-vous avec des pêcheurs mais au dernier
moment, à cause du mauvais temps, ils furent annulés. J'étais impatient
d'aller découvrir le grand désert de glace, mais d'une "patiente impatience"
(j'arrivais tout de même à contenir cette excitation). |
La longue caravane des traîneaux à chiens
|
La première fois, le 29 janvier, je partis enfin avec un
pêcheur sur son traîneau tracté par 11 chiens. Ce matin-là, vers 9h, les
conditions météos n'étaient pas les meilleures : les températures étaient
encore un peu descendu et le thermomètre indiquait -18°C ; le vent soufflait,
balayant violemment le peu de neige recouvrant la faible couche de mer
gelée, cinglant nos visages et accentuant sensiblement l'effet du froid
; le brouillard enveloppait le paysage d'un voile mystérieux, créant ainsi
une atmosphère étrange et fantastique. Les couleurs pastels dominantes
- tant du fait du brouillard que de l'absence de soleil - étaient le blanc,
le bleu très clair et le gris. Nos visages crispés, moustaches et sourcils
gelés, nous avancions lentement en suivant parfois les traces laissées
par d'autres traîneaux, sans avoir une grande visibilité. |
Pêche au trou sur la banquise |
Assis sur la peau de caribou ficelée au traîneau,
je n'avais pourtant pas froid. Parfois, Kalissi maniait le fouet, tournoyant
autour de moi au retour de la lanière sans jamais me toucher, pour corriger
la trajectoire des chiens. Au bout d'une demi-heure environ, il stoppa
le traîneau au pied d'un immense iceberg. C'est là qu'il avait posé un
filet ("Qassutit") sous la banquise, à côté d'un trou de respiration de
phoque ("allu"). Nous repartîmes vite car aucun " puisi " (phoque) n'y
était encore prisonnier. Un autre demi-heure fut nécessaire pour arriver
au trou où il avait posé une ligne munie de 150 hameçons ("Ningittakkat").
Nous étions à environ 15-20 km d'Uummannaq, seuls au milieu de la banquise...
Tirer à la main la ligne de plusieurs centaines de mètres requiert toujours
de la force et de l'endurance. Un à un, Kalassi décrocha ses prises. Résultat
: plusieurs dizaines de gros flétans. |
Dans la nuit polaire : Pêche au flétans
devant le trou avec Kaalissi.
|
Ensuite, il replongea la ligne avec des petits morceaux
de poissons découpés comme appât pour chacun des 150 hameçons. Entre temps,
j'avais avalé quelques morceaux crus de flétans très frais puisque juste
pêchés. Je regardais et j'apprenais. Car Kalassi ne parlait pas (timide
sans doute, solitaire sûrement) et répondait toujours très brièvement
à mes questions. Mes mains - que j'avais laissé quelques minutes sans
gants pour pouvoir uriner - me firent souffrir, le temps qu'elles se réchauffent
sous la combinaison. Seul moment ce jour-là où le froid fut un problème.
Nous rentrâmes à Uummannaq vers 14h30, au bon moment. Moins d'une heure
après, la tempête commença à souffler… On n'a qu'une envie ensuite, c'est
d'y retourner. Deux jours après, j'accompagnai le frère d'une amie, sur
son traîneau (10 chiens). Cette fois, le temps était agréable : ni vent
ni brouillard et les 25 degrés en dessous de 0 à peine perceptibles grâce
à nos combinaisons. J'appris à pêcher avec un " iisaq " (deux hameçons
accrochés à une tige, elle-même reliée à une longue ligne de plusieurs
centaines de mètres). Cette méthode est plus facile (ligne légère) mais
ne permet de prendre qu'un poisson à la fois. Le trou dans la glace était
creusé à l'aide d'un " toorut ", long manche de bois terminé par une grosse
lame d'acier coupante qui ressemble à un ciseau à bois géant. Peu de chance
ce jour-là, car malgré nos différentes tentatives, nous ne remontâmes
q'un petit flétan de 30 cm... Depuis ces deux premières expériences, j'étais
allé de nombreuses fois sur la banquise. J'avais appris comment on pose
ces filets sous la banquise pour attraper des phoques. Mon ami Frederik,
avec mon aide, en avait attrapé deux. Le soir, nous avions mangé une "
suasat ", le plat national constitué de viande (côtes) bouillie et d'une
soupe de riz cuite avec le sang de l'animal. J'avais aussi avalé quelques
morceaux de foie cru, nourriture la plus riche en vitamines et indispensable
aux Esquimaux qui ne possédaient ni fruits ni légumes dans le passé. Et
l'eau que l'on buvait parfois était la plus pure qui soit au monde : elle
provenait de morceaux d'icebergs que l'on faisait fondre, dont la glace
était vieille de centaines de milliers d'années... |
L'expédition 1999 avec les adolescents du foyer d'Uummannaq |
Faire du traîneau, c'est la liberté d'aller là où on le
désire et de faire corps avec la nature. Sensation plus à vivre qu'à décrire
! Mais cela prend du temps à apprendre à diriger son propre attelage,
plusieurs mois pour devenir vraiment maître des chiens qui courent (on
crie : " iuk-iuk-iuk " - [i-youk] - pour aller à gauche, " ili-ili-ili
" pour aller à droite...). J'avais encore beaucoup appris lorsque j'étais
parti deux mois, de la fin mars à la mi-mai, en " expédition " - 12 traîneaux
et plus de 160 chiens au plus fort du voyage - avec certains des meilleurs
chasseurs groenlandais de la région et des enfants du foyer d'Uummannaq.
Durant notre périple sur la glace, plusieurs semaines sur la banquise
et plusieurs centaines de km de " route ", nous avions essuyé bien des
tempêtes, trouvé notre chemin à travers le brouillard mais aussi bronzé
sous un soleil violent, allongés sur les traîneaux pendant de longues
heures. Nous avions séjourné dans des petits villages isolés de chasseurs-pêcheurs,
comme celui de Niaqornat (lire Niaqornat, un petit village de chasseurs
d'ours), un peu moins de cent habitants avec lesquels nous avions partagé
les repas, participé aux courses de traîneaux ou disputé un match de football
sur la banquise entre les chiens. Nous avions vécu pendant deux semaines
dans des vieilles cabanes, petits refuges de chasseurs isolés sur la côte
ou sur les îles, en " plein air " sous la tente, en buvant l'eau provenant
de la fonte de morceaux d'icebergs et en mangeant la viande des phoques
tués dans la journée. Pour les adolescents du foyer, ce fut une grande
expérience éducative : apprendre à vivre dans la nature et à chasser à
la méthode traditionnelle inuit. |
Apprentissage de la chasse aux phoques et de la pêche aux requins |
En même temps que les adolescents, je participai à la chasse
traditionnelle à l'" uutoq ", ce phoque qui somnole sous le soleil près
de son trou sur la banquise. L'animal est très difficile à approcher sans
se faire voir, entendre ou sentir (Lire La chasse au phoque, fondement
de la culture inuit). Mais je réussis à apprendre, grâce à l'aide généreuse
d'un vieux chasseur qui devint un ami, et je rentrai, avec les chaleureuses
félicitations de tous, dans la petite communauté de ceux qui peuvent se
dire chasseurs. La prise du premier phoque reste un événement important
pour un jeune chasseur même… Français ! Au cours de ces voyages, j'appris
aussi à pêcher des requins avec les jeunes pêcheurs de Niaqornat et les
adolescents d'Uummannaq. Le matériel de pêche consistait seulement en
une longue ligne de nylon de plusieurs centaines de mètres, terminée par
un câble de fer où étaient accrochés environ dix hameçons de 15 cm avec
un morceau de lard de phoque en guise d'appât. La ligne fut plongée dans
un trou énorme creusé dans la glace - la longueur des requins pouvant
atteindre 5 m… - et tirée à la main quelques heures plus tard. |

Les requins furent hissés sur la banquise. |
Les requins furent hissés avec peine hors du trou, gisant
encore vivants sur la banquise. Il fallu alors découper les carcasses.
D'abord, extraire le cœur : il sera vendu dans les communes (les requins
étant des animaux nuisibles qui détruisent les lignes des pêcheurs de
flétans, les communes offrent des petites récompenses à ceux qui en attrapent).
Puis, découper de longs morceaux de chair qui, une fois séchés, serviront
de nourriture pour les chiens. Amos, à 17 ans le plus adroit des jeunes
du foyer, appris lui aussi à pêcher des requins. Tout seul et très fier,
il en remonta 20 en 5 jours… Avec de petits canots en plastique posés
sur les traîneaux, nous allâmes plusieurs fois jusqu'à " sikup sinaa "
(la bordure de la glace), là où la banquise s'arrêtait net en faisant
place à la mer libre de glace. C'est là où les narvals - petites baleines
étranges qui possèdent une défense torsadée, en fait l'excroissance extraordinaire
d'une dent de la mâchoire supérieure, qui peut mesurer parfois jusqu'à
3 m - s'ébattent avant de remonter plus au nord. En face de nous, à quelques
centaines de km, le Canada Inuit de la Terre de Baffin... Malheureusement,
peu d'animaux furent aperçus à chacune de nos venus. Les adolescents apprirent
alors que le chasse n'est pas une activité facile. Mais déjà la mer commençait
à percer la banquise à de nombreux endroits et rendait la conduite des
traîneaux très dangereuse. C'était la fin de l'expédition… Début juin,
c'était le dégel : la banquise disparaissait progressivement en fondant
et en se brisant en plaques poussées hors du fjord par le vent. La navigation
put alors reprendre et nous accueillîmes comme il se doit le premier bateau
de ravitaillement depuis novembre dernier. Les chiens, eux, reprirent
leur place autour des maisons, enchaînés aux rochers pour une longue attente
de 8 mois, avant de pouvoir recourir sur la neige, lorsque la mer sera
de nouveau gelée.
|

Amos 17 ans, un adolescent du foyer, découpe un
des requins qu'il vient de pêcher. |
|
|