Niaqornat, le petit village de chasseurs
d'ours polaires


Le petit village de Niaqornat (Passez sur l'image pour voir le village en été)
Lors de nos voyages en traîneaux à chiens au printemps 1999, Niaqornat fut notre " base arrière ", le dernier village avant les territoires glacés où nous allions chasser. Nous y avions vécu presque un mois, en plusieurs séjours, et partagé la vie quotidienne de ses habitants. J'avais, quant à moi, sympathisé avec certains d'entre eux.

Niaqornat, un petit village de chasseurs entre tradition et modernité
Situé à l'entrée du fjord d'Uummannaq et à plus de 60 km de la ville, au Nord-Ouest de la péninsule de Nuussuaq, Niaqornat est l'un des plus petits villages - environ 80 habitants - de la baie et aussi l'un des plus isolés. Ici plus qu'ailleurs, la vie est restée traditionnelle et le confort précaire bien que les téléphones portables et les camescopes soient autant utilisés que les traîneaux et les vêtements en peaux. Si la pêche est l'activité principale, la chasse reste une occupation importante pour tous. La jeunesse de Niaqornat - adolescents et jeunes adultes - ne rêve pas d'aller vivre ailleurs. Elle aime son village et son style de vie. La situation géographique (Nord-Ouest, proximité de la mer libre de glace, isolement...) favorise la chasse : il n'y est pas rare, contrairement aux autres villages de la baie, de voir un chasseur revenir avec un morse ou un " Nanok ", le fameux ours polaire. En juin d'ailleurs, j'avais appris que plusieurs villageois avaient tué quatre ours. Après avoir félicité l'un d'entre eux au téléphone, j'avais très envie de leur rendre visite. Presque sans espoir car je savais les occasions de voyager vers Niaqornat plutôt très peu fréquentes... Mais la chance allait m'aider.

Première sortie en canot à moteur après le dégel de la mer…
Un après-midi, lorsque j'appris que j'étais exceptionnellement libre de mon travail, je joignis sur son téléphone portable Aqqaluk, un jeune chasseur de 21 ans habitant de Niaqornat et séjournant temporairement à Uummannaq. Celui-ci m'avait dit le matin même vouloir faire l'aller-retour dans la journée pour y emmener sa mère. Mon déjeuner avalé en quelques minutes, je n'eus même pas le temps de courir chercher des vêtements chauds que je me retrouvais déjà dans le canot. Avec juste un jeans et une légère veste coupe-vent. Je le savais, ce n'était pas suffisant pour naviguer. J'allais donc avoir vraiment froid. Mais qu'importe, j'étais tellement heureux de naviguer à nouveau - la première fois depuis décembre dernier - et de rendre cette visite inespérée aux habitants de Niaqornat. La banquise avait commencé à disparaître deux semaines plus tôt en fondant et en se disloquant. On suivait alors son évolution au jour le jour, diminuant grâce au vent du Sud poussant les plaques de glace vers la sortie du fjord ou stagnant au grès du vent du Nord les ramenant partiellement. Ce jour-là, le soleil était de la partie et la mer presque étale en raison de la faiblesse du vent. Parfois debout, à l'arrière, Aqqaluk manœuvrait le canot à pleine vitesse en se frayant un chemin à travers le dédale des minces plaques de glace, derniers restes de banquise. Un bref instant, j'aperçut un groupe d'oies en vol serré qui passèrent juste devant un surprenant iceberg aux couleurs bleue-verte et en forme de temple orthodoxe. En chemin, Mika, dont le canot filait à toute vitesse vers Uummannaq, nous croisa. Un signe de la main en guise de salut et il disparut rapidement au loin. A 21 ans, c'est le premier chasseur à avoir tué un ours cette année et celui dont je suis le plus proche. Quelques minutes plus tard, notre embarcation s'enfonça dans une zone d'épais brouillard. La très faible visibilité ne gênait pas Aqqaluk qui ne réduisit pas la vitesse. Il connaissait parfaitement le chemin qui mène à son village et savait éviter les glaces flottantes au dernier moment. Très vite, tout fut blanc autour de nous. On devinait à peine la présence des icebergs. Impression irréelle de naviguer dans un nuage. Lorsque nous en sortîmes, le village apparut dans la brume, devant nous, ses maisons en bois colorés coincées entre deux hautes collines rondes proches l'une de l'autre. De leur forme, Niaqornat tire son nom : " les têtes ".

Chez les chasseurs d'ours…
Un peu plus d'une heure après avoir quitté Uummannaq et complètement gelé, je débarquais enfin.
En haut du village, la grande maison bleue du maire, Joorut, était en grande partie recouverte par un immense cadre de bois accroché à sa façade. Tendue au milieu, une peau d'ours. L'animal avait dû être impressionnant... Me voyant grelotter, Aqqaluk m'invita à venir me réchauffer chez lui. Comme il est de tradition lors des visites, on m'offrit un café. Puis, je sortis pour rendre une brève visite aux habitants que j'avais connus quelques mois plus tôt. Je commençais par Joorut, l'un des victorieux chasseurs et peut-être aussi le plus compétent : 6 ours tués auparavant, ainsi que des morses et des rorquals (petite baleine à fanons fréquentant les côtes groenlandaises). C'était le seul ici à posséder un bateau de pêche. Il accepta de me vendre un petit morceau de viande pour que je puisse y goûter. Sa mère Judithe qui m'avait souvent offert le café était absente. Son frère Gaba, autre heureux chasseur, par chance était là. J'avais été invité il y a quelques mois pour l'anniversaire de sa femme : elle a le même âge que moi. J'eus à peine le temps de saluer le vieux Nicolaj qui partait seul pêcher à la palangre et Johannes qui faisait du kayak dans le petit port.
La photo en plus grand ?
L'un des ours tués par les chasseurs. La peau est tendue sur un cadre accroché à la façade de la maison.
Parmi les jeunes du village, je retrouvais Aati. Il tint à me montrer son ours : la peau, elle aussi immense, était tendue sur un cadre derrière sa maison. Il me raconta la chasse. En canot à moteur, les chasseurs se rendirent au nord de la baie, là où les plaques de glace étaient toujours nombreuses et suffisamment solides pour pouvoir marcher dessus. C'était l'endroit où la chasse pouvait être fructueuse : les narvals ont l'habitude d'y venir pour se nourrir ; les phoques se dorent au soleil sur la glace restante, somnolant d'un œil et surveillant de l'autre les abords pour ne pas être le repas d'un ours affamé. Quand ils aperçurent l'animal, les chasseurs se précipitèrent à sa rencontre. Lorsqu'ils furent suffisamment proches, ils lui tirèrent dessus à plusieurs du canot et de la banquise. L'ours n'avait que peu de chance d'échapper à quatre chasseurs aguerris. Il fut ensuite hissé jusqu'à l'embarcation Animal mythique (c'est le plus puissant des prédateurs terrestres) et prise de chasse prestigieuse (dans le passé, le fusil n'ayant pas encore remplacé le harpon, un homme devenait " grand chasseur " lorsqu'il parvenait à en tuer un), l'ours polaire n'a pas complètement disparu de la côte ouest du Groenland bien qu'il s'y fasse rare. Pour toutes ces raisons, le partage de l'animal reste un rituel : qui l'a vu en premier, qui l'a tué ? Cette fois, le rituel fut très simple : les quatre ours étant de même taille, ils décidèrent que chacun des quatre chasseurs pouvait s'approprier l'un d'entre eux. Pour Mika, ce fut la première fois.

De l'ours polaire au dîner…
Je sortis de chez Aati avec 2 kg de viande surgelée. J'allais pouvoir enfin goûter à sa chair et offrir un met de choix à mes amis d'Uummannaq. Le retour fut plus confortable pour moi car j'avais revêtu, cette fois, une chaude combinaison de navigation. Le nuage de l'aller avait disparu mais pas le soleil. Nous étions quatre dans le canot : Aati, Aqqaluk, sa sœur et moi. Les plaisanteries allaient bon train tandis que nous glissions à toute vitesse sur la mer. Grâce au moteur hors bord de 55 chevaux et au beau temps, nous arrivâmes en une petite heure. Dans le port d'Uummannaq, un enfant s'entraînait à la pratique du kayak traditionnel. Bientôt aura lieu ici le championnat national. Un des événements de l'été. Le petit morceau d'ours fut bouilli le soir même chez des amis et dégusté comme il se doit. Son goût ne fut pas surprenant car il est comparable à celui du bœuf cuit à l'eau. Reste pour moi l'envie de participer à sa chasse bien qu'elle soit réservée aux seuls Groenlandais. Mais les occasions sont extrêmement rares et accompagner des chasseurs est un privilège que très peu d'occidentaux ont réellement vécu. " Nanok " est toujours l'un des animaux les plus difficiles à approcher...